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Me voici l’envoyé d’un grand seigneur qui voyage, son messager. Je prépare la route, j’organise des fêtes occultes. Il doit s’agir d’un prince, ou même, qui sait ? d’un empereur. J’ai reçu plein pouvoir afin d’ordonner son séjour dans les demeures où l’attire son caprice, qui est aussi le mien. Je pénètre dans de luxueux salons où je pousse mon cheval alezan aux larges yeux lourds (j’allais naguère boire au bar du PMU voisin, mais je n’y connais rien en chevaux). Chacun s’incline. Les femmes s’affairent. Je me comporte avec morgue. Peut-être suis-je le seigneur lui-même, sous les traits de son intendant ? Une telle substitution n’est pas improbable. Empressement des matrones chevelues, fessues, grotesques. Dans ce château trois jeunes filles accourent à ma rencontre, livrées à mon regard, gibier gracile et frémissant sous l’œil de l’aigle resserrant les cercles de son vol silencieux. Elles sont d’une blondeur de paille, d’osier, d’or liquide. Je distingue leurs âmes sous leur corsage lacé. Je vois à travers elles. Je me suis couché dans la plus belle chambre, étendu sur le dos, seules mes bottes m’ont été retirées. Une jeune fille se coule à mon côté, elle ouvre ma braguette et pose ses doigts fins, légers et presque trop fins, sur mon sexe qu’elle ne caresse pas. Timidité, pudeur. C’est une vierge longue, lisse, veloutée. Au seul contact des doigts fuselés a lieu l’érection. C’est une verge longue, lisse, veloutée, dit-elle. La mère aux opulentes tresses blondes survient et m’enfourche. Je me réveille. Je ne bande même pas. Un camion démarre derrière mon volet baissé.
Je pleure un peu, en pensée, la mort des trois vierges sacrifiées à de puissantes mécaniques noires. Mon haleine, que je m’applique à respirer dans le cornet de mes paumes jointes, sent la terre de sous-bois humide, le droséra.
Maintenant je traverse le Noord-Oost-Polder. Je suis avec C... Elle conduit la voiture. J’occupe, sur le siège avant, la place qu’assignent au mort les superstitieux. Nous roulons à vive allure sur les digues étroites. Des fermes de béton surmontées de toits rouges émaillent la platitude verte, chacune à distance égale de la suivante, posées comme des cubes par un enfant maniaque. Monotonie sous un immense ciel aux tumultueuses évolutions de nuages. Le vent vient de la mer.
J’ai placé ma main gauche sur la cuisse droite de C... Sensation soyeuse que procure le vêtement raffiné, presque transparent. Une robe de soie naturelle, aux tons passés (feuille morte, peuplier de novembre, vieil automne déteint). C... conduit, le regard fixe, la tête levée dans une attitude de défi. Nous abordons l’Afsluitdijk.
Tout de suite c’est la violence du vent, un déferlement d’écume sur la route droite qui s’avance dans la mer, sépare deux mers démontées. L’auto secouée gémit, grince, lutte avec des soubresauts. C..., d’une main, relève le bas de sa robe. Ma main rencontre la chair douce, la soie incomparable de la peau jusqu’à l’aine que je caresse lentement, d’une très légère pression du doigt. Des vagues claquent avec fureur à notre droite contre le parapet, et les embruns s’abattent en éclaboussures cinglantes sur le toit de la voiture. Entre mes doigts coule un suc acide de lactaire. C... ferme un instant les yeux. La voiture fait une embardée. C... rétablit la direction d’un coup de volant, bras tendus. Dans le lointain c’est Lelystad. Nous n’avons pas échangé une parole. La mer gronde et souffle.
Plus tard, c’est à Deventer. Fred a levé une fille, une métisse à la bouche trop rouge, à la taille trop étroite, aux seins déjà lourds. On marche tous les trois sur le trottoir de Binnensingel. On va vers le centre. C’est le soir. Peut-être au café de Gil, sous la masse grave et noire de la Groote Kerk. Je précède Fred et la jeune fille. Je saute par-dessus deux bicyclettes stationnées en oblique sur le trottoir, le bas de la roue avant coincé dans les rainures du béton. La fille éclate de rire. Je me couche sur le trottoir, de tout mon long, simulacre de mort. Elle m’enjambe, écartant les cuisses afin que je puisse voir. Fred grogne un juron. Il frappe la fille au visage. Elle se retourne et, alors que je me relève, me prend la tête des deux mains et m’enfonce une langue brûlante et lisse dans la bouche. Fred hausse les épaules et s’éloigne. Je bouscule la fille et le rejoins en courant. Nous allons jouer un billard chez Gil. Pendant la nuit, le pianiste du Club Parisien, où nous sommes ensuite venus boire, me sourit. Je chante Le Temps des cerises. Je retire de ma poche mon harmonica, et nous improvisons sur le thème de Stormy Weather. Un policier entre. C’est l’heure de la fermeture. Il doit être trois heures du matin. Je regagne Binnensingel par la promenade du parc. À l’ombre d’un bosquet, je crois reconnaître la métisse. Elle est avec une autre Javanaise et lui parle à l’oreille. Elle m’appelle. Je fredonne Good night, Ladies, cette vieille sérénade anglaise que nous aimons beugler avec Wim sous les fenêtres obscures des bourgeois, les nuits de beuverie.
Je pense à Wim, qui est peut-être à m’attendre chez lui, déjà prêt pour la pêche. Je rentre me coucher. C... dit au revoir à des amis sur le seuil de la pharmacie. Les deux filles m’ont suivi de loin. Elles voient C..., éclairée par le réverbère, entourer mes épaules de ses bras nus et me baiser les yeux. Elles l’entendent me dire en français : « Mauvais garçon ». Elles ne doivent pas comprendre et traversent la rue, jetant un regard à la dérobée. Le visage de C..., ses boucles blondes brillant dans le halo de lumière jaune. Cela se passe le 20 juin 1957. Je porte une veste beige, un foulard tête de nègre.
Ce qui suit a lieu un an plus tôt. À quoi bon imposer un ordre à ce qui naît et meurt dans le désordre ? Je raconte au hasard, n’importe comment. Pourtant je m’étais imposé d’écrire la pluie à Rethel. Tous les étés morts se pressent dans ma mémoire affolée d’images confuses. Bien que je me sois assigné pour tâche, la dernière, d’écrire ce récit : La Pluie à Rethel, je sais que jamais je n’y parviendrai. La blessure est encore trop vive, et où puiser la force de dire ceci, par exemple : que l’amour et la pluie, dans la chambre d’hôtel en face de la gare, ont conjugué des charmes puissants et dérisoires. Souffrir, ce serait toujours vivre.
Gare de Nimègue. C... doit m’attendre sur le quai. Je ne la connais pas ; nous ne nous sommes jamais vus. Je sais seulement qu’elle est blonde, mince, et qu’elle portera un tailleur noir sur un chemisier blanc. Les gares hollandaises, longues, aérées, l’élégance ferroviaire, la propreté sonore, un quai de dalles blanches où ne s’agite personne dans la foule calme qui n’est pas une foule, un défilé d’individus dignes, impassibilité souriante des voyageurs. Je descends du wagon. Pas mal de jeunes filles blondes, évidemment. C’est la plus jolie, je ne pouvais douter qu’elle serait jolie, la plus « parisienne », là-bas, qui s’approche sans hâte, sourit, est-ce bien elle ? me prend le bras.
— Jan, as-tu fait bon voyage ?
Je réponds d’un signe de tête. Je la regarde. Contempler cette jeune fille élancée, près de moi, sur le quai de la gare de Nimègue. Je n’ose plus la regarder. Elle est coiffée court, visage ovale au hâle tendre, lèvres, finesse, douceur. Jan, as-tu fait bon voyage ?
Ici, commence le voyage. Un voyage. Un voyage après d’autres, avant beaucoup d’autres. « Je t’ai rencontrée dans l’Oberland bernois, à Thoune, au bord du lac, il avait plu, les berges fumaient un peu, je t’ai rencontrée, n’est-ce pas ? » « Quel âge as-tu, Jan ? » Je rougis. « Seize ans. » Elle m’observe ; ses yeux sont-ils durs, et de quelle couleur enfin ? « Alors, tu étais un très petit garçon. » « J’étais un très petit garçon, mais j’aspirais la fumée de cigarettes à bout doré, des égyptiennes tu sais, et j’ai bien vu tes jambes dans le soleil, tu portais un short immaculé, très indécent. » « J’étais déjà une jeune fille, mon petit Jan, et mes amoureux jouaient au tennis pour me conquérir. Joues-tu au tennis ? » « Je joue au tennis, je conquiers, j’ai fait l’ascension de la Jungfrau, j’ai mangé de la choucroute à Bâle, j’ai embarqué au Havre sur un cargo qui n’a jamais pris la mer, et tu m’attendais sur un quai de gare à Nimègue. » « À Nimègue, Jan, on n’a le droit de faire la cour aux jeunes filles qu’une seule fois par an. La prude Nimègue, la sournoise, la catholique romaine. Tu connaîtras Nimègue. Viens. »
Sa voiture était décapotée. Une Austin, je me la rappelle. Du même bleu moiré, aux reflets électriques, que ses yeux ce jour-là.
Ombres mouvantes de l’après-midi hollandaise. La route aux larges courbes fraîches. Les mains effilées et brunes de C... sur le volant noir. Sa chevelure libre et les blés ondoyants de Gueldre.